Article d'opinion: La technologie seule ne suffit pas
L’information et la communication sont essentielles au commerce. De manière générale, acheteurs et vendeurs doivent communiquer entre eux et disposer d’informations sur les produits et les prix, et la négociation exige la divulgation sélective d’informations. Les TIC revêtent donc une grande importance dans les discussions liées à l’Aide pour le commerce. Si elles ont leur utilité dans les scénarios entrepreneuriaux, elles ne peuvent cependant endosser seules le changement. Il faut aussi l’intervention de capacités humaines et institutionnelles.
Le projet e-choupal1, géré par le conglomérat agricole indien ITC (anciennement Indian Tobacco Company) en est un bon exemple. Les médias résument ainsi le projet: le conglomérat fournit gratuitement aux villages agricoles des PC et une connexion Internet par satellite, qui sont ensuite gérés par une famille d’agriculteurs. Les fermiers du village peuvent ainsi consulter en ligne le prix des matières premières, se familiariser avec les pratiques agricoles et commander des semences et des engrais. Au fil du temps, ils apprennent à vendre directement au conglomérat et le court-circuitage des intermédiaires profitent aux deux parties.
Le projet a reçu de nombreux honneurs, dont deux prix internationaux (Development Gateway Award et Stockholm Challenge Award) en reconnaissance des usages innovants des TIC en faveur du développement. Sensible à cette attention, le conglomérat fait systématiquement référence aux TIC lorsqu’il parle du projet.
Mais en y regardant de plus près, la réalité est toute autre. En visitant un projet e-choupal près de Bhopal en 2004, j’ai constaté que les fermiers n’ont pas accédé au savoir agricole, les PC n’ayant pas fonctionné depuis des mois. Et pourtant ils semblaient vendre directement au conglomérat. Il s’avère que parallèlement aux projets e-choupal, le conglomérat a établi, près des villages, des comptoirs modernes opérés par son propre personnel et équipés de dispositifs de pesage industriels, d’entrepôts de stockage et de bureaux. Les fermiers vont y faire évaluer leur récolte puis s’en retournent en quelques heures avec leur dû. Ces comptoirs allègent la tâche des fermiers habitués aux intermédiaires corrompus, dont la stratégie de négociation consiste à les faire patienter pendant des jours.
Et surtout, ce sont les comptoirs bien réels et leur efficacité qui mènent le jeu, et non les ordinateurs. Les comptoirsdisposent d’ordinateursmais ils ne servent qu’à la comptabilité. Sans l’accès aux comptoirs, les fermiers ne verraient probablement pas l’intérêt des PC d’e-choupal. Inversement, si un PC d’e-choupal ne fonctionne pas – comme dans le village visité – les fermiers peuvent toujours bénéficier du comptoir. Fait révélateur, le conglomérat n’équipe plus les villages en PC depuis 2007.
Le projet e-choupal est remarquable de par le fossé entre la perception publique du projet et la réalité du terrain. Alors que les comptoirs sont à mettre au crédit du conglomérat, les histoires de TIC propagent des idées fausses sur ce que la technologie peut accomplir. Elles donnent l’impression que les TIC offrent des solutions toutes faites aux problèmes complexes de commerce et de développement alors qu’il est préférable de les voir plutôt comme un outil à disposition d’utilisateurs compétents. La technologie amplifie l’intention et la capacité humaine et institutionnelle. Son impact ne s’additionne pas, il se multiplie. Dans le cas de mauvaises intentions (bureaucrates
corrompus par exemple) ou lorsque la capacité est très faible (communautés peu instruites notamment), la technologie seule n’aura pas d’impact positif.
Il faut donc plus qu’une connexion Internet pour garantir l’accès des artisans aux marchés mondiaux; il faut aussi une assurance qualité, un transport de bout en bout, des relations entre les acheteurs potentiels et une chaîne logistique bien gérée. Il faut plus qu’une connexion sans fil pour que fonctionne la télémédecine rurale; il faut aussi du personnel de santé localement fiable, un soutien technique et une maintenance, des hôpitaux et des médecins intéressés par la ruralité. Et il faut plus que des téléphones mobiles pour améliorer les moyens de subsistance des habitants des taudis; il faut aussi une formation qualifiante, l’expansion de réseaux sociaux fiables et des emplois offrant des salaires à hauteur des compétences.
Lorsque les TIC ont un impact positif, elles renforcent les tendances ou les institutions déjà efficaces. Ainsi dans le projet Digital Green que j’ai contribué à lancer en Inde, des vidéos peu coûteuses sur les pratiques agricoles sont utilisées lors de séances d’éducation destinées aux agriculteurs avec intervention d’un tiers. Une étude pilote a révélé que Digital Green est 10 fois plus efficace que la vulgarisation agricole quand il s’agit de persuader les fermiers d’adopter de nouvelles pratiques agricoles. Mais, si la technologie est essentielle à Digital Green, son impact repose aussi sur les partenaires qui gèrent les programmes de vulgarisation agricoles efficaces. Il faut un responsable pour organiser les villageois, pour produire le contenu, pour dispenser la formation et appuyer les intermédiaires. L’expansion de Digital Green est limitée non par le volume d’équipement vidéo qu’il peut acheter mais le nombre d’organisations de vulgarisation agricoles efficaces dans le monde. Sans elles, la technologie est inutile. Il faut développer la capacité institutionnelle avant d’introduire la technologie Digital Green. Diffuser la technologie est facile – renforcer les capacités humaine et institutionnelle est le défi à relever.
Pour ceux qui envisagent d’introduire les TIC dans l’Aide pour le commerce, j’ai deux recommandations. Premièrement, se concentrer sur l’essentiel. Il n’y a pas de moyens rapides de créer des marchés et des partenariats fiables. Il faut renforcer le capital humain, nouer des relations de confiance et bâtir des chaînes logistiques maillon après maillon. Les TIC peuvent jouer un rôle à ce niveau mais il restera mineur; elles assumeront tout au plus un rôle de soutien. En particulier, toute initiative basée principalement sur les TIC a peu de chances de résoudre un problème social et institutionnel complexe.
Deuxièmement, identifier les tendances ou les organisations ayant prouvé leur impact sur le commerce et le développement puis concevoir la technologie qui renforcera l’impact. Bien sûr, il faut une bonne conception, des ressources opérationnelles et un effort constant pour continuer d’exploiter la technologie; c’est exactement ce que les personnes et institutions compétentes et bien intentionnées peuvent fournir.
La technologie peut accomplir de grandes choses mais pas sans les bonnes intentions et capacités humaines.
1 Choupal signifie lieu de rencontre en hindi.